Note : Alsace Nature travaille de longue date sur l’équilibre sylvo-cynégétique. Cet article fait suite à la pétition « Pour la biodiversité et la sauvegarde de la grande faune dans le Haut-Rhin » lancée par la Fédération des Chasseurs du Haut-Rhin et Sauvegarde Faune Sauvage. Nous faisons le point sur ce texte alarmant, vecteur de contre-vérités et au service d’intérêts particuliers.

Ce débat n’est pas nouveau. Il revient à échéance régulière et particulièrement lorsque les chasseurs ont besoin de donner de la voix. Il pourrait se formuler basiquement : 

« Y’a t-il trop d’ongulés sauvages ou non ? ».

La réponse à cette question nécessite notamment la collecte de très nombreuses observations et ne peut en aucun cas se résumer à des prises de position simplistes comme celles  que ce que nous avons pu lire dans le texte de la pétition de la Fédération de Chasse du Haut-Rhin, qui annonce ni plus ni moins la disparition irréversible des Cerfs Elaphes, Chevreuils, Daims et Chamois dans notre région ! Notre association de protection de la nature ne s’en serait-elle pas rendue compte ? Soyons sérieux…

Permettez ce récit : Même si cela paraît désuet à l’heure du tout-internet, du tout-virtuel, des fermes à Trolls et de l’Intelligence Artificielle, revenons à nos fondamentaux et allons observer sur le terrain ce qui s’y passe. Du fait de la présence de neige dans nos forêts au cours des dernières vacances de Noël, il suffisait d’avoir sous la main le numéro spécial de La Hulotte consacré aux empreintes d’animaux pour constater que chevreuils, cerfs, daims et chamois n’ont de loin pas disparu de leurs biotopes.

D’autre part, les auteurs de la pétition nous annoncent que les tirs que leur Fédération de Chasse s’est engagée à réaliser mettent en péril le maintien de la biodiversité. Rien que cela…

 

La biodiversité : de quoi parle-t-on ?

 

La diversité biologique en Alsace c’est entre autres :

  • 65 espèces de mammifères
  • 310 espèces d’oiseaux
  • 18 espèces de poissons
  • 86 espèces de papillons
  • 60 espèces de libellules
  • environ 10 000 espèces d’insectes
  • des dizaines d’arbres et arbustes,
  • 3 200 espèces de plantes
  • quelque 5 000 espèces de champignons
  • … et sachant que beaucoup restent à découvrir !

Parmi toutes ces espèces certaines sont au plus mal (Courlis cendré dans le Ried, Lynx dans les Vosges, etc.) et d’autres connaissent des conditions qui leur semblent plus favorables, permettant une augmentation de leur population (Cigogne noire, etc.).

Lynx marchant dans la neige

 

Quid des espèces chassables ?

 

Parmi les espèces citées, une catégorie attire de nombreuses attentions : ce sont les espèces dites « chassables ». Ces dernières sont listées sur un arrêté ministériel décliné à l’échelle préfectorale ce qui ouvre le droit à leur chasse, sur des périodes définies. Or, quelques ongulés se portent aujourd’hui à merveille et leurs effectifs posent des problèmes clairement identifiés.

Le plus célèbre est sans doute le Sanglier et les dégâts qu’il peut produire que ce soit aux productions agricoles, mais aussi en consommant les couvées au sol de divers oiseaux. Rappelons également qu’il est impliqué dans un quart des collisions d’animaux sauvages avec des véhicules (10 000 cas par an en France uniquement pour cette espèce).

Pour autant il n’est pas le seul et les effectifs des populations de cerf Elaphe, de Chevreuil, de Chamois ou de Daim posent eux aussi question.

Chamois sur sommet vosgien

 

Que reproche-t-on aux ongulés ?

 

Tous les animaux sauvages présents sur un territoire donné doivent se partager la ressource alimentaire que la nature leur fournit. Dans un écosystème en bon état de fonctionnement, l’équilibre se fait par lui-même, les prédateurs se chargeant de réguler les espèces en surnombre.

Notre analyse :
Si l’Homme, comme c’est le cas actuellement, après avoir quasiment éliminé les grands prédateurs, se met à favoriser excessivement quelques espèces (de manière volontaire ou non), la catastrophe écologique n’est alors plus très loin.
Ainsi, la forte progression de la population de ces grands herbivores conduit à augmenter de façon déséquilibrée la pression sur les espèces végétales. La consommation des semis forestiers, les frottis sur jeunes plants à la période du rut pour un marquage territorial des mâles ou en période de frayure pour se débarrasser des velours en fin de pousse des bois, et enfin les écorçages d’hiver ou d’été dans les perchis forestiers peuvent , dans le cas d’une population inadaptée à la ressource, conduire à des dégâts mettant en péril le renouvellement naturel de la forêt et la biodiversité forestière. Ainsi le Sapin pectiné, arbre emblématique des Vosges, le Sorbier des Oiseleurs, le Frêne, essences très appétentes, sont éliminées par les Cervidés au profit de l’Epicéa.

Dans Trente ans de suivi du cerf en France (1985-2015) on peut lire en conclusion :

En trente ans, la progression du cerf Elaphe en France a été inexorable tant en termes de surface occupée qu’en nombre d’animaux. […] C’est en montagne que la progression spatiale est la plus marquée.

Le cas des quatre autres ongulés (Chevreuil, Cerf sika, Chamois et Daim) présent en Alsace affiche les mêmes tendances évolutives. Pour autant, si le Chevreuil est sans contestation une espèce autochtone, les trois autres, s’ils ont pris leurs quartiers en Alsace de longue date, restent des espèces introduites.

S’il existait incontestablement une population autochtone résiduelle de Cerf Elaphe dans le massif vosgien au XIX° siècle, il faut tout de même rappeler pour mémoire qu’elle a été fortement renforcée par l’introduction de cerfs des Carpates au moment de l’annexion allemande (1871-1918).

Le cerf sika, originaire d’Asie, est une espèce forestière introduite dans la forêt de la Hardt en 1953. Il n’est pas souhaitable de voir se développer cette espèce allochtone qui présente la particularité de pouvoir s’hybrider avec le cerf elaphe.

Le Chamois, animal de haute-montagne a été introduit dans les Hautes-Vosges par les chasseurs en 1956. Il a depuis colonisé pratiquement tous les biotopes lui correspondant. C’est un herbivore moyennement sélectif : les études effectuées dans la réserve nationale de chasse du Markstein, ont montré qu’il se nourrit essentiellement d’herbacées (graminées, callunes et diverses plantes à fleurs) et de feuillus (hêtres, érables sycomores, sorbiers, etc.), tandis que les résineux (sapins blancs, plus rarement épicéas) sont consommés dans une moindre proportion.

Entre 1854 et 1858, à l’époque où le Loup est éliminé du Ried et où le Cerf élaphe a disparu de la plaine d’Alsace et d’une grande partie des Vosges, le Daim est introduit pour la chasse dans la forêt de l’Illwald à Sélestat. La population s’est développée dans un espace dominé par les taillis-sous-futaie, les bosquets et les vastes prairies de fauche du Ried, entre la forêt de l’Ill et de Niederwald ; elle a toujours fait preuve d’un remarquable dynamisme. Seule la limitation par la chasse freine son extension vers les forêts de la bande rhénane ou vers la forêt domaniale de la Harth.

 

Finalement c’est quoi le problème ?

 

La surpopulation des ongulés crée un déséquilibre chronique dans la plupart des forêts (particulièrement celles de montagne) et impacte fortement les espaces cultivés (particulièrement ceux de plaine), ceci depuis plusieurs décennies.

Il est globalement admis que trois facteurs concomitants sont à l’origine de cette situation :

  • l’extension considérable des surfaces cultivées en maïs en plaine depuis les années 1970, ce qui impacte fortement et positivement les densités de sanglier ;
  • l’agrainage excessif dans toutes les forêts et zones naturelles de la région, jusqu’aux plus hautes altitudes en montagne, ce qui favorise la reproduction de tous les ongulés et augmente leurs taux de survie ;
  • l’incapacité des locataires de chasse (ou parfois, l’absence de volonté de leur part) de réguler les populations d’ongulés et d’atteindre les quotas de tir fixés.
  • la disparition historique des grands prédateurs dans nos contrées.

Ainsi, en forêt, les surdensités d’ongulés compromettent la régénération naturelle par abroutissement des jeunes plants (Sapin blanc en premier lieu, mais également d’autres espèces comme le Hêtre, l’Épicéa, les alisiers, le Cormier, l’Érable sycomore, etc.) ce qui pénalise la régénération de la forêt et la diversité des essences. Il en va de même avec les cultures ou les prairies agricoles qui connaissent des dégâts conséquents.

 

La position et l’action d’Alsace Nature

 

La  position d’Alsace Nature est constante depuis de nombreuses années et à déjà fait l’objet de nombreux écrits dont des motions en Assemblées Générales. Notre objectif est un équilibre de l’écosystème forestier qui laisse sa place à toutes les formes de vie le composant, et pas uniquement les espèces chassables, et où la forêt peut se renouveler naturellement.

Les représentants d’Alsace Nature à la Commission Départementale Chasse et Faune Sauvage (CDCFS) défendent cette position en transmettant les alertes de naturalistes qui constatent, sur le terrain, des dégradations des milieux en rapport manifeste avec la gestion de la chasse. Si bien évidemment nous faisons toutes les propositions qui peuvent favoriser la réinstallation durable des grands prédateurs dans les milieux forestiers, l’essentiel de la régulation s’effectue aujourd’hui par le tir de l’excédent de croissance des grands ongulés.

Le travail au sein de cet organisme nous a malheureusement convaincu que la clé du problème était le refus catégorique d’une part des chasseurs de regarder la réalité en face. Comment peut-on discuter de solutions avec un interlocuteur qui, face à une parcelle de forêt où manque une dizaine de classes d’âge, soutient que tout va bien ?

Quant à la pétition lancée par la Fédération des Chasseurs 68, il est incroyable que les rédacteurs parlent de « prélèvements… imposés » alors que les chiffres ont été proposés et votés par leur propre Fédération !

Notre vision :
Notre vision de la forêt et des espèces qui la composent repose sur un refus du traitement « sectoriel » mais sur la prise en compte d’un retour à l’équilibre forêt-ongulés dans une gestion globale, orientée vers une plus grande naturalité, y compris des méthodes sylvicoles. Elle doit intégrer pleinement la présence des grands prédateurs (Lynx boréal, Loup gris) car ils sont les seuls capables d’agir de façon permanente, gratuitement et sans autres considérations que celle de devoir se nourrir pour survivre.
La forêt , qui couvre un tiers de notre région, n’a pas vocation à devenir une sorte de vaste chasse royale, réservée à quelques privilégiés. Elle doit conserver son rôle multifonctionnel et constituer un vrai réservoir de biodiversité. Comptez sur Alsace Nature pour y veiller.

Dès lors, la pétition lancée par la Fédération des chasseurs du Haut-Rhin, qui tend à faire croire aux citoyens que nous nous dirigeons vers une éradication des grands herbivores semble bien guidée par des intérêts tout autres que la défense de la naturalité dans notre région. Il est déplorable que, après avoir refusé toutes les avancées que nous avions proposées lors de la réécriture du Schéma Départemental de Gestion Cynégétique du Haut-Rhin (dont le premier jet a été annulé suite à un recours d’Alsace Nature), la Fédération des Chasseurs du Haut-Rhin tienne aujourd’hui de tels propos. On ne peut pas être à la fois la source d’un problème et vouloir incarner la solution. 

 

 


Pour aller plus loin…

 

Nous reprenons ci-dessous les arguments développés dans le texte de la pétition.

«Les grands cerfs mais aussi les chamois, les daims et les chevreuils sont directement menacés.»
Depuis 50 ans, les populations de cerfs, chevreuils, chamois, sanglier n’ont cessé d’augmenter en Alsace. Les prélèvements par la chasse ont suivi cette tendance sans la remettre en cause. La population de daim n’est pas menacée de disparition. Le chamois a également été introduit dans les Vosges pour la chasse. Ces introductions se sont faites hors de considérations écologiques.
Pourquoi ne pas évoquer la chasse pendant le brâme du cerf, le rut du daim, du chevreuil et du chamois ? Ne s’agit-il pas de menaces sérieuses sur le bon déroulement du cycle biologie de ces animaux ?

«Naturalistes, photographes animaliers, promeneurs, tous font le constat de la diminution notoire de la grande faune. »
C’est un des grands mensonges de ce manifeste : ce constat n’est pas partagé par les gens de bonne foi, qu’ils soient naturalistes, photographes animaliers, promeneurs ou chasseurs. Personne ne demande l’éradication des ongulés, mais uniquement la réduction des populations là où leur surnombre est incompatible avec la bonne santé des écosystèmes. Les chasseurs du Haut-Rhin essayent de défendre un « cheptel reproducteur » constitué au fil des années aux dépens de la biodiversité. Il faudrait aujourd’hui retrouver un niveau de population compatible avec la biomasse que les écosystèmes peuvent fournir.

Quant au fait qu’à certains endroits les densités de Cerf Elaphe ont pu diminuer à un moment donné (Haute vallée de la Meurthe, massif du Brezouard) le phénomène devrait être avant tout mis en rapport avec l’état des ressources alimentaires. Mais malheureusement, ce genre de recherche ne semble pas beaucoup intéresser la Fédération des Chasseurs.

«…mise en péril de la grande faune au profit de la rentabilité de l’agriculture et de l’agroforesterie» (ils veulent sans doute plus parler de sylviculture que d’agroforesterie…)  :

Il faudrait y ajouter la biodiversité, qui est également menacée par les fortes populations d’ongulés. En effet, la biodiversité, l’agriculture et la sylviculture souffrent d’une forte population d’ongulés entretenue au profit d’un loisir (la chasse) et du système financier qui tourne autour. Sans justifier la monoculture de maïs qui a détruit de nombreux écosystèmes de la plaine d’Alsace, ni les plantations d’essences forestières monospécifiques, nous ré-affirmons notre attachement à la production de nourriture locale et de qualité, ainsi qu’à la valorisation de la ressource en bois, pourvoyeuse d’emploi locaux, de savoir-faire et puit de carbone. De fortes populations d’ongulés accentuent les difficultés de renouvellement de la forêt, mais aussi les conditions de travail des petits paysans, maraichers (et éleveurs de montagne) en particulier.
Sur le plan éthique, nous sommes obligés de relever qu’au moindre débat sur la chasse, nos interlocuteurs mettent en avant les retombées financières de ce loisir ; nous ne voyons donc pas pourquoi un bucheron ou un agriculteur devrait avoir honte de vouloir vivre de son métier.

Au « tir trop élevé » s’ajouterait « l’impact des grands prédateurs » !
Encore faut-il que les prédateurs retrouvent la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre. Remarquez en passant que les chasseurs du Haut-Rhin tirent chaque jour plus de 36 cerfs, daims, chamois ou chevreuils (chiffres de la saison de chasse 2021-2022 / 365 jours). Accepter un prélèvement par les prédateurs naturels, partie intégrante de la biodiversité serait trop demander ? On peut considérer qu’un lynx consomme une cinquantaine d’ongulé type chamois ou chevreuil en 1 an ! Rappelons aussi le refus catégorique de la fédération de condamner les dernières destructions illégales de Lynx dans le massif… une vision sélective de la biodiversité sans doute.

« Face au changement climatique impactant l’environnement, les animaux ne peuvent rester indéfiniment le bouc émissaire, la variable d’ajustement. »
Les fortes densité d’ongulés sont un frein à l’adaptation des forêts au changement climatique, en empêchant l’apparition d’une régénération forestière spontanée et adaptée au climat. La nature peut s’adapter au changement climatique si on lui en laisse la possibilité. En raison des forte densités actuelles d’ongulés, les propriétaires forestiers peuvent être contraints de recourir à des plantations, et potentiellement d’espèces exotiques. Alsace Nature milite pour une régénération naturelle, pas des plantations, qu’elles soient choisies ou subies.

«Les animaux sauvages ont une valeur intrinsèque et écologique reconnue, ils font partie de notre patrimoine et leur protection est indispensable au maintien de la biodiversité.»
Nous partageons pleinement ses propos et attendons avec impatience la prise de position favorable au retour des grands carnivores que la fédération ne manquera pas de prendre au nom de la valeur intrinsèque et reconnue de l’ensemble de la faune sauvage !