L’histoire que je m’en vais vous conter aujourd’hui me fut chuchoté à l’oreille par une musaraigne carrelet, une nuit ou je m’étais assoupi au pied d’un grand chêne.
Elle se déroule à une époque où l’on pouvait encore traverser l’Alsace sans quitter l’ombre des arbres.
La plaine du Rhin n’était alors qu’une vaste forêt parsemée de grandes clairières et de friches inondables. Le grand gibier y régnait en maître.
Quelques bourgades plus ou moins fortifiées, distantes les unes des autres, reliées par des sentiers, témoignaient de la présence des hommes. Les pics à dos blanc et les pics tridactyles n’ayant pas disparus, leurs martèlements furieux creusaient encore les vieux hêtres morts et les écorces vermoulues
des sapins tombés depuis plus de cent ans !
En ce temps là, vivaient seuls au fin fond des bois de l’actuel Mittlach, en ce lieu que l’on dit réputé pour écouter en automne le brame du cerf, un pauvre homme et sa fille de huit ans, la mère était morte en couches.
L’homme avait fui la plaine suite à l’une de ces invasions violentes qui marquent l’histoire du couloir rhénan.
Trouvant au plus profond des sous bois sous le dôme des Vosges une quiétude inégalée, à la compagnie des hommes il avait choisi celle des loups.
La demeure qui consistait en quatre murs de pierres grossières non taillées recouvertes de deux pans de paille lestés par un amoncellement de branchages tenait plus du terrier que d’une maison !
Une étroite porte pour seule ouverture permettait d’accéder au lieu de vie.
Un espace réduit, vite chauffé, vite enfumé : les feux de bois verts enfument et fond tousser mais chassent la vermine.
Le dénuement du père et de l’enfant se résumait ainsi : un sol de terre battue, une table, deux bancs et un coffre taillés dans du bois brut, dans un recoin une hache, quelques cordes, en guise de lit, une vilaine paillasse qu’ils partageaient aux rongeurs…
Lui, petit et râblé comme le sont les montagnards, s’appelait Seppi.
Il parcourait tout le long du jour la forêt, cherchant bois, champignons, fruits, baies, tubercules et racines, tout ce qui se mange où se troque. La fillette, Meïla, gardait et entretenait le feu indispensable à leur survie.
Ne s’éloignant jamais du foyer, elle restait des journées entières assise sur le pas de la porte, jouant avec les oiseaux, les criquets, araignées et grillons, les musaraignes et mulots, les loirs et les lérots.
Elle prélevait toujours sur ses repas quelques miettes, quelques graines, quelques épluchures qu’elle distribuait tels des goûters ! Lorsque l’un d’eux se blessait, elle pansait et soignait comme l’on peut
panser et soigner lorsque l’on est toute petite : beaucoup de maladresse, énormément d’amour…
Le père rejoignait à la lune montante la communauté rurale qui s’était installée à l’embranchement des deux vallées. Il échangeait les produits de sa chasse ou de ses cueillettes contre farines et grains secs, outils et chandelles de cires. Il partait tôt le matin bien avant l’aube et revenait le soir entre chien et loup.
Un matin de décembre, le père chargé comme une mule de lourds paquets de racines, de gui et d’écorces pour l’apothicaire d’un grand village éloigné entreprit l’un de ces voyages qui laissait Meïla seule, un peu plus qu’à l’ordinaire. Dernière livraison de l’année avant mars.
Janvier et Février lorsqu’ils étaient très enneigés ne permettaient guère ces déplacements. Les bêtes sauvages affamées représentaient un réel danger, inutile de les tenter ! Le père préférait rester près de sa fille.
A trois kilomètres à peine de la chaumière, il n’avait point encore traversé la rivière, un ours porteur d’une grave blessure qui s’était infectée, fou de douleur et de fièvre, se jeta sur Seppi. Homme et bête luttèrent et roulèrent sur le sol, l’un grognant, l’autre hurlant, l’un griffant et mordant, l’autre poignardant. Dans ce combat inégal l’ours aurait du vaincre. Affaibli par la
blessure, c’est lui qui mourut.
L’homme lacéré de plaies béantes au visage, au thorax et aux cuisses abandonnant sa charge dut rebrousser chemin.
Il se traîna mètre par mètre, plus qu’il ne marcha, laissant une large empreinte rougie de sang sur tout le retour.
Sur le seuil de la porte, à bout de forces, il s’écroula lourdement aux pieds de la fillette.
Meïla le tira par les bras au plus près du feu, courut chercher de l’eau, pansa griffures et morsures. Lorsque cela ne saigna plus, réalisant devant ce corps déchiqueté, inerte, que seul un miracle pourrait désormais les sauver, elle se recroquevilla contre ce père tant aimé, pleurant toutes les
larmes de son corps, implorant Dieu.
Que faire ? Mon Dieu que faire ? Meïla se sentait tellement petite.
A huit ans que peut faire une enfant sinon en effet prier ardemment ?
Et voici ce qui se passa !
Les petites souris qu’elle nourrissait de miettes et d’épluchures et avec qui elle partageait sa mauvaise paillasse avait assisté à la scène. Se couinant discrètement quelques chuchotis, elles se précipitèrent au dehors, ameutèrent les oiseaux qui colportèrent aux quatre coins du vallon le
tragique accident de Seppi, le désespoir de Meïla.
Une grande assemblée fut aussitôt décrétée. Du lérot au mulot, du sanglier au chevreuil, tout s’y hâtèrent. Même le vieil hibou du pin sylvestre qui surplombe le trou d’eau où tout un chacun s’abreuve, vint. Le sort de la petite fut exposé à tous. L’on évoqua les jeux, les soins,
l’amitié qu’elle portait constamment envers ses nombreux amis.
Il fut décidé à l’unanimité de l’aider.
Les rouges gorges, roitelets, mésanges et grives visitèrent chaque feuillus, chaque buissons cherchant baies et fruits. Écureuils, martres et geais puisèrent dans leurs caches de stockages, noix, noisettes, pignons, glands, faines et châtaignes. Les dormeurs qui normalement hibernent, loirs,
lérots, muscardins, offrirent les restes de leur provisions. Les grands cerfs de leurs puissants sabots cassèrent les sols gelés, les sangliers remuèrent la terre mettant à jour bien des trésors enfouis : tubercules, bulbes et champignons des sous sols.
Des milliers de fourmis inspectèrent jusqu’à la plus haute des cimes ravitaillant en miellat et autres secrétions sucrées dont la forêt a le secret.
Résine, bois mâchés et d’autres ingrédients encore furent utilisés pour la confection de bougies.
Dans leurs serres les grands corbeaux, buses, autours et corneilles ramenèrent toutes les branchettes sèches qu’elles trouvèrent. Les blaireaux et renards tirèrent jusqu’au logis la dépouille de l’ours, provision de viande, de graisses et de fourrure !
Puis il fallut s’occuper de Seppi !
Les vers et larves qui connaissent l’art et la manière d’aseptiser assainirent les plaies après que les mouches eurent léché tous ce qui fut absorbable.
Pour suturer les chairs maintenues fermées par les puissantes tenailles des lucanes et staphylins odorants, les araignées à crochet utilisèrent en fils de couture leurs brins de soie solides comme l’acier.
Le vieil hibou qui sait à peu près tout sur tout envoya les pics épeiches et pics mars arracher de leurs puissants becs les écorces qui font baisser les fièvres. Il confia aux petits troglodytes et roitelets le soin de trouver les sèves et gommes antiseptiques, les sucs qui revigorent, les bourgeons
riches en vitamines. Il appela à lui les sittelles torchepots qui confectionnèrent aussitôt, sur ordre, des emplâtres à base d’argile et de fibres de bouleau bien imbibé par du mucus de limaces, de la bave d’escargots.
Le vieil hibou s’activait tel un vieux général, houspillant à droite, donnant des directives à gauche, faisant les gros yeux, gesticulant sur place, observant le tout du haut de sa branche, jaugeant, analysant, encourageant, ordonnant, se reprenant, et chacun courrait s’activant en tous sens sous ses
commandements.
Meïla pleurait de joie, ses yeux brillaient de larmes de reconnaissance. Les petites souris lui chatouillaient le cou et les oreilles, passant et repassant sans cesse, récupérant dans la paume de leurs mains chacun de ses sanglots.
Ils contenaient en effet le plus précieux des baumes, celui de l’espérance !
De mémoire de chênes, de châtaigniers et de tilleuls, l’on n’avait jamais vu les animaux de la forêt s’activer de la sorte, surtout pour un humain !
En trois jours, Seppi repris connaissance.
Une semaine plus tard, il se levait.
Février fut glacial, tout le monde resta blotti bien au chaud auprès du feu dans la chaumière, il y avait assez de nourriture pour tous et assez de bois pour entretenir les flammes.
En mars, Seppi repris sa charge et sans encombre cette fois alla troquer farines et grains secs, outils et chandelles contre écorces et racines.
Avec la fourrure, les griffes et les dents de l’ours il acheta pleins de cadeaux bon à manger…
Dès son retour, il accrocha ses présents sur un grand sapin blanc, isolé près du torrent, appelant tour à tour tout ses nouveaux amis, sous l’oeil ravi de l’enfant. De la base du tronc aux sommités de ses branches, l’arbre majestueux fut recouvert de couleurs et d’odeurs : des tranches de pommes
rouges, des carrés de fromages jaunes, des miettes imbibées de lait blanc, d’autres humectées de gras !
Bien vite aux présents de Seppi, chacun voulu ajouter son ornement, et ce fut un bel amusement de voir rouge gorges, roitelets, pinsons et verdiers, accrocher les rameaux de houx, les branchettes d’églantiers, les baies et les fruits secs, les guirlandes de lierres et de chèvrefeuilles que déposaient au pied de l’arbre, les rongeurs, les insectes, les petits mammifères et le grand
gibier !
Une grosse boule de plumes perchée telle une étoile sur la plus haute cime s’égosillait à la ronde en « Hou ! Hou ! » de bonheur ! C’était bien sûr le vieil hibou qui contemplait la scène de ses bons grands yeux ronds.
Hommes et bêtes tout en bas s’embrassèrent et dansèrent autour de l’arbre jusqu’à tard dans la nuit. De belles rondes de joie !
L’on dit du vieil hibou qu’il ne s’en remis jamais vraiment et bien longtemps après il le radotait encore : ce fut une belle fête ! Une très belle et grande fête ! La plus grande fête que ce bois est en vérité connu depuis que fut chanté plus de mille ans auparavant la naissance de l’enfant
Jésus !!!
Voilà mes amis. Je viens de vous conter cette histoire, telle qu’une musaraigne me la confia.un jour où je m’étais assoupi à l’ombre d’un grand chêne.
Chaque année à la dernière lune montante de décembre, Meïla et Seppi, décorèrent ainsi cet arbre. Il rappelait à qui passait, l’accident avec l’ours et la chaîne incroyable d’amitié qui s’était mis en place.
C’était il y longtemps maintenant…
Peut être cette histoire est elle, elles aussi, à l’origine de cet épicéa qui décore pour noël le coin de ton salon ?! Qui sait !
Il y encore aujourd’hui, on le dit en tout cas par ici, un grand sapin pectiné que les animaux ornent de fruits, de baies, de guirlandes de lierres et de chèvrefeuilles en souvenir de ce jour, mais je ne l’ai, pour ma part, encore jamais trouvé !
Fait à Sondernach le 16 décembre 2013.
– Joyeuses fin d’année à tous – Pascal !